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1 er Concours des 24 Heures de la Nouvelle
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11 février 2010

Le miracle d'une vie "Général!"Pff...

Le miracle d'une vie

    "Général!"
Pff... Que me voulait-il encore? J'étais en train de dormir.
"Général! Réveillez-vous, les journalistes sont ici. Ils veulent nous voir pour faire un article sur nous."
Cette fois, c'était la goutte d'eau pour faire déborder le vase; Grant m'avait vraiment tiré de mon sommeil.
"Général Grant, vous m'embêtez! Vous ne voyez pas que j'essaye de prendre un peu de repos?" lui répliquai-je.
"Vous devriez vous habituer maintenant, reprit-il. Vous devriez surtout être au courant que toutes les formes de célébrité nous amènent du monde. C'est comme ça, et pas autrement: ce sont les lois de la nature."
"Est-ce que c'est Lincoln qui vous a mis en tête de telles absurdités? Parce que si c'est le cas, il n'a qu'à se faire la vedette tout seul."
Voilà ce que je lui répondis. Ce jour-là, je voulais me rebeller, car ma situation devenait invivable. J'étais vieux, j'étais immobile, j'étais condamné à avoir la visite de personnes que je ne connaissais pas. Et tout cela à cause de quoi? Parce que la renommée avait fait de moi un être prestigieux, connu de par le monde entier. Je dominais mes acolythes, mais sans guère en tirer de satisfaction. Un être inintéressant: voilà qui j'étais.
"Les voilà! Regardez un peu, Général Sherman, l'effet que nous leur faisons!" s'exclama Grant, revenu à la charge.
"Ecoutez, Grant: ces visages étonnés sont toujours les mêmes, et jamais ils ne seront originaux. Alors cessez de penser à des choses aussi futiles!"
Ce jour-là qui plus est, j'avais l'impression que le monde entier s'était organisé pour venir me déranger. Autour de moi, je voyais affleurer des journalistes, des grandes personnalités, des hommes, des femmes, des enfants par dizaines. J'avais le monde à mes pieds.

    L'après-midi fut très long. Je passai mon temps à observer ce qui se passait autour de moi. Certaines choses furent amusantes, d'autres moins.  Grant semblait vénérer nos visiteurs; pas moi. Lincoln, quant à lui, s'était rendormi. Grant s'accapara d'une famille d'écureuils qui se réjouissait à l'idée de lui grimper dessus.
"Halte-là, vous me chatouillez, espèce de casses-noisettes!" s'exclama-t-il lorsque les rongeurs eurent terminé une escalade sur le Général Grant, qui leur avait semblé vertigineuse.
A quelques mètres de nous, Lincoln était sorti de sa somnolence. Un groupe de scientifiques était en train de mesurer son tour de taille.
"Quelle humilation! C'est indécent de procéder à de telles mesures en public!" se mit-il à râler.
Moi, je détestais ces gens. Par leur faute, j'avais perdu mes enfants. Ils les avaient emmenés en Europe, me les enlevant jadis sans penser à la douleur qu'ils avaient pu me causer. Ils restèrent toute leur vie là-bas, je ne les avais jamais revus. Allaient-ils, de même, emporter Lincoln, et l'abandonner auprès de mes enfants?
Je commençai à sentir des picotements, et très vite alors je compris que j'étais placé sur une fourmilière.
"Général Sherman! Regardez à vos pieds, une colonie de fourmis!" s'exclama Grant, qui avait enfin réussi à faire partir la famille d'écureuils, non sans difficultés.
"Ah ben dites donc, je ne sais pas comment vous faites pour supporter ces insectes! Pour ma part, il y a bien longtemps que j'ai réussi à leur faire comprendre que je ne voulais pas d'eux..." reprit-il.
Je voulais qu'il se taise, les fourmis étaient déjà un assez gros souci à gérer. Mais pour mon grand malheur ce jour-là, je réalisai très vite qu'il n'y avait pas plus bavard que lui aux alentours.
"Sherman, vous savez quoi? J'ai entendu des scientifiques dire que j'étais très robuste et plein de vigueur... Je crois même qu'ils m'ont trouvé magnifique! Tout ça, c'est sans doute grâce à vous Général, vous m'avez toujours poussé à m'élever plus haut, voilà enfin l'admiration qui m'est dûe..."
Voilà qu'il se taillait un ego surdimensionné en plus de cela! Il était devenu maintenant aussi insupportable que les fourmis qui me grimpaient dessus. Qui devais-je réprimer en premier?
"Grant, cessez de parler, ou je fais glisser ma colonie de fourmis jusqu'à vous!"
Cette dernière parole le scia.
"Comment, Général Sherman? Vous pourriez faire ça à votre ami?"
"Grant, pour la dernière fois, je ne suis pas votre ami mais votre supérieur et vous n'avez pas à me répondre ainsi. Je vous en supplie, taisez-vous, c'est pour le bien de la communauté."
Alors, dans un soupir, Grant comprit que ses paroles m'étaient devenues insupportables, et il se pencha vers Lincoln pour continuer sa discussion.
"Rassurez-moi, Lincoln, vous ne supportez pas non plus les colonies de fourmis, n'est-ce pas?" lui demanda-t-il.
Mais Lincoln ne lui répondit pas, car il essayait de se contenir pour ne pas s'énerver contre les scientifiques qui prenaient maintenant ses mesures depuis un bon quart d'heure. Il n'en pouvait plus.

[fin]
    En fin d'après-midi, la chaleur était devenue étouffante. Je ne pouvais pas profiter d'une parcelle d'ombrage, j'étais désespérément abandonné de tout secours extérieur. Et puis il y avait ce soleil, qui s'amusait à se placer à chaque endroit où il pouvait me trouver. Je haïssais le soleil, tout comme je haïssais ma vie devenue insipide; de même, je haïssais l'endroit où je me trouvais et où je terminais ma vie. Je voulais mourir, mais personne ne voulait m'aider. Et puis, j'entrevis la possibilité d'un miracle. Devais-je vraiment me plaindre de ce qui était en train de m'arriver? Je voulais simplement voir le sublime, et puis, après seulement, je pouvais mourir. Finalement, alors que je me morfondais à faire le bilan de ma vie, je compris deux choses. La première était que j'avais voulu obtenir la gloire, juste pour être remarqué. J'avais travaillé mon être, j'avais persévéré pour pouvoir m'élever toujours plus haut, et remonter toujours plus dans l'estime des autres, de ceux qui m'entouraient. Oui hélas, je progressai toujours plus, et je m'imaginais ne pouvoir toucher que du bois. Mes rêves me donnaient des illusions, et j'y croyais encore. Finalement, cette gloire et cette reconnaissance ne m'apportèrent pas ce que j'attendais. Car je me rendais maintenant compte que renvoyer simplement une image extraordinaire au monde de moi-même, ça n'était pas la vraie vie. La seconde chose que je compris était que mon orgueil et ma vanité m'avaient pourri de l'intérieur. J'étais devenu un être froid et cruel, qui, sans doute un peu tard, commençait à s'interroger sur le sens de sa vie. Et puis l'effet inverse de ma popularité se déclara rapidement: je m'étais renfermé sur moi-même, créant autour de mon être une protection à ma solitude semblable à l'écorce d'un Sempervirens.

    Je sentais sur mon flanc le vent chaud et l'air sec s'introduire à travers mes ligaments, seuls témoins de mon désespoir. Comme ma face n'était pas expressive, personne ne pouvait deviner ce qu'il m'arrivait. A mes pieds, mes admirateurs commençaient à se disperser, comme l'après-midi touchait à sa fin. Oui, je voulais qu'ils partent.
Et puis le vent, la chaleur, le soleil, la sécheresse ont commencé à m'assoiffer. Moi de même, je sentais que je m'asséchais, peu à peu. Je ne ressemblais plus à rien. Et puis soudain, non loin de moi, je perçus quelque chose d'étrange. La chaleur qui régnait quelques instants auparavant s'était transformée en un souffle brûlant qui me parvenait à l'endroit où je me trouvais.
"Général Sherman, l'atmosphère est devenue anormale..." Grant commençait à s'inquiéter.
"Grant, voyez si Lincoln est au courant de ce qui est en train de se produire." lui répondis-je, avec beaucoup de calme, chose qui m'étonna moi-même.
"Le danger semble proche! Lincoln me fait savoir qu'il y a un début d'incendie à quelques mètres de l'endroit où nous sommes! Qu'est-ce qu'on va faire?" Grant passa subitement de l'inquiétude à la panique.
J'évaluai alors la situation: la chaleur, la sécheresse et le vent s'étaient mêlés pour engendrer les premières flammes que nous voyions arriver rapidement devant nous. Avaient-ils compris ma mélancolie? En quelques secondes, le feu nous gagna. Je considérai les flammes calmement, elles qui étaient à si peu de distance de moi. Puis, dans un immense soulagement, je me laissai parcourir par ces flammes. Enfin...

Epilogue

    Lorsque, quelques heures plus tard, les pompiers eurent fini d'éteindre le gigantesque incendie qui s'était déclaré dans le parc, ils dressèrent le bilan des dégâts causés par les flammes. Lincoln avait été seulement légèrement brûlé, et, par chance, il avait gardé sa vigueur. Grant, parce qu'il était encore dans un âge florissant, avait sû se montrer robuste et résister à la force du vent qui avait traîné les flammes jusqu'à lui.
Sherman, quant à lui, avait péri dans les flammes. Le doyen s'était éteint, sans bruit, avec un grand courage. A cet instant-là, il avait eu la profondeur d'âme à côté de laquelle il était passé toute sa vie.

L'incendie avait accompli la volonté du Séquoia.

BENEDICTE TRAMONT

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